solo show “Faire Corps” July 3-August 29, 2021
Exposition monographique “Faire Corps” à la Chapelle du Quartier Haut, rue Borne 34200 Sète.
Du 3 juillet au 29 août 2021, tous les jours de 12h à 19h.
Texte de Philippe Saulle, directeur de l’École des Beaux-Arts de Sète : “De ce que le corps sait” :
Comme en préambule, le corps fait sculpture et la sculpture fait corps. Ainsi le corps de l’artiste est sculpture quelle que soit sa qualité plastique, très loin des lieux communs d’une esthétique supposée des corps. Pas décor mais des corps. Uniques et singuliers, ils impriment à la matière leur présence. Quelle que soit la matière, dure ou brute d’un granit, douce comme le bois, souple comme l’eau, mince ou molle, gazeuse comme l’air pour ce qui est des matières que l’on croit voir. Mais il en est de même de celles que l’on ne voit pas, que l’on devine ou que l’on pressent, ces ondes, énergies ou particules supposées… Avec toutes ces matières le corps interagit. Je dis bien avec, ni contre ni pour. Pas de place pour la morale, seulement des faits, des gestes.
D’ailleurs le corps n’est sans doute qu’un flux, lui-même immergé dans beaucoup plus vaste que lui, de cette perception que nous en avons. Ne pas partir trop loin, rester tangible. Ne pas se perdre ou du moins ne pas perdre le sens des perceptions. Les sens. Rester tactile malgré tout, pour que ce corps fragile puisse jouer des formes qu’il engendre et que nos sens, nos yeux surtout, assistent à l’expérience.
Ève Laroche-Joubert cherche depuis des années à témoigner de cette relation vitale qui agit entre corps, matière, objet et mouvement. Ses performances pourraient tenir lieu de graphiques qui surgiraient à la croisée d’abscisses et d’ordonnées encore inexploitées. De quelle façon la forme et la matière informent-t-elles le corps du mouvement auquel ce dernier doit se plier ? C’est une question qui n’appelle que des réponses parcellaires. Mais c’est une question qui est aussi réflexive : est-ce que le corps contraint l’objet et la matière et à quelles fins ? Quelle est la profonde identité des formes si l’on exclue l’illusion ? Ne pas partir trop loin… Il y aurait un risque de physique quantique – selon l’échelle – qui ne serait plus intelligible pour nos cerveaux humains. Laborieux nos cerveaux… Ils font ce qu’ils peuvent, empêtrés dans nos consciences, nos croyances, nos cultures, nos vraies et fausses perceptions, sans compter les bugs. Autant de semoule qui ralentit la capacité de cet organe à pédaler dans l’heuristique.
Le cerveau doit s’arrêter, se mettre en pause ou plutôt en automatique. Comme une danseuse, une acrobate, une trapéziste qui ne pense plus mais agit avec un corps qui sait. Juste le temps de vider la semoule. Un peu comme le Drunken Body, une performance d’Ève à New-York en 2007 pendant laquelle l’artiste vidait et remplissait des gros sacs de sable, le corps étroitement pris dans une structure complexe adapté à ce mouvement. Un geste sisyphien, éprouvant, à la fois drôle et cruel. De nombreux autres dispositifs ont suivis, parfois très graphiques : Ève vêtue d’une combinaison aux lignes sombres qui viennent s’inscrire dans celles de la structure. Parfois posés au bord de gratte-ciel… Marina Abramovic n’était pas très loin mais là-haut, sans larme ni sang, juste le risque de tomber de vraiment haut. Des balances et contrepoids tout en équilibre calculés et dessinés avec soin, sur lesquels ce corps qui semble si vulnérable, active la sculpture…
On parle souvent et un peu bêtement de concentration, de rester concentré. Peut-être que cette notion est valable pour penser ou apprendre mais elle n’a plus de sens lorsque l’on fait ce que notre corps sait. D’ailleurs le cerisier lui, sait très bien vous dire que vous êtes ailleurs lorsque vous passez sous lui… juste un petit coup de branche basse sur le front. Se baisser pour passer sous une poutre sans se cogner est le résultat inconscient de notre sens proprioceptif. Sens de l’espace, du corps dans cet espace, de sa place, de son son, de son odeur, de ses vibrations. Régine Lacroix-Neuberth, mère de la technesthésie, écrivait : « La présence tient à la perception qu’a un individu de ses sensations proprioceptives. » Faire l’éloge de la proprioception n’est pas l’opposer à la transparence, c’est pour souligner la liberté qu’elle offre à nos corps en danger.
Ève Laroche-Joubert est aussi une constructrice, une ingénieuse technicienne passionnée de structures, de modélisations ou de machines. Son corps éprouve, parfois en prenant des risques, autant la fabrication de ces constructions que leur usage performé. Arrivée en France en 2018 après 20 ans passés aux États-Unis, Ève a pris, à Sète et loin du tumulte new-yorkais, le temps de lire, dessiner, écrire, peindre, façonner, photographier, pour fouiller d’autres ressources intellectuelles et tout autant corporelles. Ses derniers travaux, moules de morceaux de corps, deviennent avec évidence des architectures écorchées. L’échelle des choses révèlera aussi d’autres usages, d’autres chemins pour éprouver encore les corps dans l’espace. Or, dans ses dernières recherches dessinées ou photographiées, il y a soudain des épiphanies de formes et de couleurs qui surprennent l’artiste même. Sans doute que la présence puissante de la Méditerranée aura eu quelque influence.
Philippe Saulle
Juin 2021